Je trouve que tu poses très bien les questions qu'on se pose tous à un moment ou à un autre, Yeah_Dude... et ça commence à devenir une habitude, je souscris entièrement à la réponse de steel.
Personnellement j'ai passé mes 2 premières années post-bac à faire autant de sociologie, d'économie, de philosophie et d'histoire que de géographie. La 3ème année j'ai fait autant d'histoire que de géographie. La 4ème année en plus de la géographie j'ai suivi des cours d'anthropologie et je lisais beaucoup de
Critical/Radical studies (champ qu'en France on dirait à la croisée de la sémiologie, de la sociologie, de l'anthropologie, de la géographie... et du militantisme politique). La 5ème année j'ai à nouveau fait autant d'histoire que de géo pour le Capes, et la 6ème j'ai avalé toutes sortes de géographies pour l'agrég'. Et depuis que j'enseigne, je commence à piocher dans le rayon "sciences de l'éducation" des librairies...
Au bout de ce cursus, qu'est-ce qui est une discipline ?
Toutes les sciences sociales observent les humains dans leur fonctionnement quotidien, c'est une réalité d'une complexité incroyable, comment faire pour tout prendre en compte ? On est bien obligé de commencer par tirer un seul petit fil, d'avoir une lorgnette sélective qui permette d'aller un peu plus loin que la seule banalité de comptoir.
Et il y a plein de lorgnettes possibles. Chacune fonctionne avec ses concepts, et établit puis amende et dépasse ses propres modèles - ça c'est le côté "sciences dures" qui permet d'obtenir des concours et des chaires - et chacune amasse des informations ponctuelles sur tel ou tel fait social - c'est le côté "discipline de culture" qui permet de briller au Trivial Poursuit (un docteur en astrophysique avec qui je discutais de ça me faisait remarquer que cet aspect est beaucoup moins prégnant chez eux).
La lorgnette d'un sociologue, ce sera comment la position dans une société influence le comportement différencié de certains groupes à certains égards. Il cherchera ça armé de concepts comme le répertoire d'actions, et fignolera des modèles comme celui de la distinction.
La lorgnette d'un économiste, ce sera comment s'organise un réseau d'acteurs et d'actants pour produire et partager de la richesse. Il cherchera ça armé de concepts comme la rationalité des acteurs, et fignolera des modèles comme celui de la concurrence pure et parfaite.
La lorgnette d'un historien, ce sera comment une société a évolué dans un contexte précis. Il cherchera ça armé de concepts comme la rupture, la mutation, l'innovation et la continuité, et fignolera des modèles comme celui de la crise d'Ancien Régime ou de l'homme providentiel.
Et les géographes là-dedans ? Il me semble qu'ils ont aussi une lorgnette, des concepts et des modèles à eux. Quand tu dis qu'un sociologue est bien armé pour faire une analyse
géographique, je dis non : il est bien armé pour faire une analyse
spatiale. Par exemple dans le premier bouquin qui m'a vraiment fait comprendre ce que faisaient les sociologues,
Sociologie de la bourgeoisie par Pinçon-Charlot et Pinçon, il y a une analyse très claire des stratégies de regroupement et d'isolement de la bourgeoisie dans certains quartiers. Elle est complètement spatiale, complètement pertinente, complètement sociologique car entièrement connectée au reste du bouquin... mais pas géographique, pour la simple raison qu'elle ne fait pas appel aux concepts et aux outils du géographe.
Aborder le même fait social en géographe, ce serait caractériser ces quartiers en termes de centre/périphéries, évaluer la pertinence du terme "ségrégation", construire une carte dialectique et pas seulement projeter une distribution sur un plan de ville.
Et quand une analyse en sciences sociales est bien faite dans le cadre d'une discipline donnée, elle n'est pas du tout incompatible avec celle faite dans le cadre d'une autre analyse. Ca peut même être stimulant et fécond de lire les autres disciplines, de trouver une analyse frappante et de se demander ce que sa propre discipline pourrait apporter comme confirmation ou comme nuance.
Une de mes copines de prépa - qui elle n'avait pas suivi l'option géo - a fait un cursus en socio jusqu'au Master, et de là a trouvé un contrat au sein d'un laboratoire de... géographie. Elle a continué à travailler sur les mêmes thèmes donc avait déjà beaucoup de billes tant sur le plan de la méthode de recherche que sur les connaissances factuelles requises, mais elle a dû apprendre à connaître les concepts propres de ses collègues et comprendre l'originalité de ce qu'ils cherchaient. Elle a pas mal bossé, s'est un peu moqué en cours de route bien sûr, mais ne doit pas trouver ça si vide que ça puisqu'elle continue, fait des communications et côtoie de moins en moins ses ex-collègues sociologues.
Du coup ce serait quoi la discipline géographique, sûrement pas autonome mais aussi légitime que les autres sciences sociales ? Moi je dirais qu'on s'intéresse à la façon dont l'espace est différencié à de multiples égards, armés de concepts comme la centralité, la réticularité, l'enclavement, pour fignoler des modèles comme l'urbanité ou l'archipel mégalopolitain mondialisé.
D'autres messages ou je cause concepts sur ce forum :
- http://www.passion-geographie.com/t2566-recherche-textes-marquants-de-geographie-humaine
- http://www.passion-geographie.com/t2546-besoin-d-aide-et-de-guide-plan-pistes-de-lectures-elements-de-reponses
- http://www.passion-geographie.com/t1448-la-copresence
Pour moi, la géographie ce n'est "que" ça : des concepts intellos et des modèles universitaires... Pas une dimension occulte de la réalité qui ne serait accessible que par des "géographes". C'est sûr que c'est moins sexy dans les dîners en ville que le côté Trivial Poursuit, mais c'est quand même éclairant.
Après par rapport au fait que la géographie serait "mineure" par rapport à d'autres disciplines, il y a tout un contexte universitaire, une sorte de complexe d'infériorité lié au désarrimage des sciences naturelles pour se réarrimer aux sciences sociales... et beaucoup d'exagérations quand même.
On se plaint que la géographie est au bord de la disparition lors d'un Café Géo ? Mais les profs de l'APSES ne sont pas plus optimistes pour la socio et une science économique à bien distinguer de l'histoire économique et de la comptabilité d'entreprise, l'anthropologie n'a même pas son UFR en France, et ne parlons pas des cris d'orfraies autour de l'histoire...
Que l'on trouve dans les rayonnages de bibliothèques historiques des références dépassées comme la monographie régionale à tiroirs bien sûr, mais c'est le cas dans toutes les disciplines, Bruno Latour montre bien que ni la Science ni ses disciplines n'existent dans le ciel des idées.
Enfin pourquoi les géographes n'ont pas la médiatisation des sociologues et des économistes ? Je n'ai pas la réponse mais il y a quand même régulièrement des géographes qui se taillent une place dans des revues comme
Le Débat, Jacques Lévy - qu'on ne peut soupçonner de vulgarisation - était en boucle sur tous les médias un peu intellos il y a quelques semaines pour la parution de son bouquin sur la France, et je trouve régulièrement dans des bouquins non-géographiques des outils qui viennent de la géographie, même si l'auteur ne le présente pas comme tel, voire n'a pas conscience du processus universitaire qui a conduit à forger le modèle qu'il utilise ponctuellement dans son analyse.
Derniers exemples dans ma bibliothèque : Serge Gruzinski a-t-il lu les
Lieux d'histoire de Christian Grataloup pour écrire
l'Aigle et le Dragon, dans lequel les configurations spatiales différentes des empire aztèques et chinois éclairent utilement leurs sorts opposés face à l'arrivée des Hispaniques ? Francesco Forgione a-t-il lu l'équivalent italien d'Olivier Dollfuss et Roger Brunet pour écrire
Mafia Export, qui a été salué unanimement par les médias économistes ? Pas sûr, et pourtant nos lectures font leur chemin à travers ces livres.
EDIT : ah si encore un truc en fait.
Si nous participons tous, dans les sciences sociales, à éclairer les différentes facettes de la réalité, est-il bien raisonnable de distinguer les disciplines comme on le fait dans notre LMD ? Je dirais oui quand même, car bien qu'il soit souhaitable de lire dans d'autres disciplines et de ne pas perdre de vue notre complémentarité, il faut quand même bien maîtriser nos outils propres et s'être assurés de notre légitimité et de notre originalité pour produire des choses suffisamment bonnes pour éclairer les autres.
S'éloigner pour mieux rejoindre quoi.
C'est là le lien que je voulais faire avec les "sciences de l'éducation" : je mets des guillemets parce que je n'ai lu que 3-4 bouquins et quelques sites web, et j'en suis encore à me demander où sont les outils communs à toutes ces propositions. Est-ce bien là une discipline sérieuse, et non une collection d'avis allant de la collection d'anecdotes subjectives au programme idéologique ? Je réserve mon jugement, il m'a fallu attendre l'année de préparation à l'agrég, à bouffer de la géographie de tous les courants, de toutes les époques et dans plusieurs langues pour être vraiment assuré de ce que j'ai écrit aujourd'hui... Peut-être qu'il faudrait que je suive un cursus en sciences de l'éducation (puisque ça existe) pour comprendre la cohérence de mes lectures.