Dossier L’aménagement du territoire en action
Vincent Guigueno
Revue XXème siècle n°79 Mars 2003
Intimement lié à la construction et la reconstruction de l’État et de la Nation, l’aménagement du
territoire a connu une période faste après la deuxième guerre mondiale. Les technocrates survolent alors la France en avion, « ou, mieux, en hélicoptère », comme l’écrit fièrement Olivier Guichard en 1965 [1]. Ils désignent les zones à urbaniser. Ils ventilent les activités économiques et industrielles. Des missions aménagent les villes nouvelles et les littoraux. L’invention de ce
territoire moderne a incontestablement bouleversé un pays encore ancré dans ses terroirs.
Entre les récits glorieux de cette épopée répétés par ses acteurs et l’examen rétrospectif de la complexité du réel, il y a place aujourd’hui pour une histoire d’historiens, toute neuve, solidement établie sur archives. Ce dossier en explore quelques chapitres.
En février 2003, la DATAR a célébré en grandes pompes ses quarante ans d’action au service de l’aménagement du
territoire : les acteurs n’ont pas attendu les historiens pour constituer un récit téléologique qui distingue les origines intellectuelles et les « tâtonnements » d’une politique d’aménagement dans la première moitié du siècle, son âge d’or dans les années 1960, puis ses crises et ses relances à répétition depuis les années 1970 [2]. Cette chronologie est ensuite nourrie par un catalogue des politiques publiques qui ont touché aux infrastructures de transport, à l’urbanisme, la délocalisation industrielle ou l’environnement. Au risque de l’anachronisme, des périodes anciennes sont invoquées, l’Antiquité grecque ou romaine par exemple, pour baliser la longue durée de l’aménagement [3]. Ces références s’expliquent peut-être par la dimension mythologique qu’eurent certains projets, comme le suggère Bernard Paillard dans La damnation de Fos [4]. Il est sans doute plus raisonnable de s’en tenir au découpage chronologique proposé par Marc Desportes et Antoine Picon, pour qui le
territoire moderne naît au 18e siècle [5]. Ces deux auteurs insistent sur l’invention d’une ingénierie d’État – la cartographie scientifique, l’emprise des ingénieurs sur les réseaux de transport – qui témoigne de préoccupations politiques nouvelles. L’étude du lexique du
territoire et de ses découpages administratifs s’inscrit également dans une histoire de longue durée [6]. Dans cette perspective, Marcel Roncayolo se demande si l’aménagement du
territoire, ce mot d’ordre dont l’usage se propage après la deuxième guerre mondiale, est une « nouvelle frontière ou une limite », contemporaine de la planification économique dont elle épouse « les origines, le volontarisme, les modes de réflexion et de travail, le côté minorité agissante ou avant-garde du développement économique [7] ».
Le dossier ici proposé rassemble des contributions issues de travaux en cours ou récemment publiés par de jeunes chercheurs dont les objets, les sources et les pratiques participent de la construction du
territoire comme objet d’histoire. Les objets de ces enquêtes sont variés : la voie de desserte de François Parfait, l’entregent des ingénieurs des Ponts et Chaussées venus d’outre-mer, les orphelins de la Seine, les infrastructures routières de la région parisienne. À bien des égards, il s’inscrit dans le prolongement des travaux historiques consacrés à la ville, en particulier le numéro spécial proposé par cette revue en 1999 [8]. Le
territoire peut alors être perçu comme une extension spatiale des problématiques de l’urbanisme. Grâce à Danièle Voldman, on connaît bien le rôle joué par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme dans cette dynamique [9]. Le travail de Benoît Pouvreau sur Eugène Claudius-Petit et son Plan d’aménagement national montre comment la vulgate de l’aménagement neutralise dans son musée imaginaire l’action souvent contrariée d’un homme qui porta de sévères jugements sur ses « héritiers [10] ».
◦ Le
territoire de l’historien
L’émergence du
territoire comme catégorie de l’action publique peut emprunter d’autres chemins que la biographie de ces acteurs. L’invention d’un nouveau lexique après la deuxième guerre mondiale marque une inflexion dans le projet de l’État pour le
territoire. Comme le souligne le sociologue Laurent Duclos, « le
territoire, entité dont on s’épuisera à délimiter les contours, devient, en l’espèce, le nouvel attributaire d’une façon de problématiser la société qui reste, sinon le propre, en tous les cas le bon soin de l’État. Bref, s’il existe, le “
territoire” naît déjà subordonné [11] ». L’hypothèse de Duclos invite à ne pas prendre le
territoire comme le support physique de l’action publique, mais comme une représentation de l’État que l’on peut interroger dans la perspective d’une histoire sociale et politique renouvelée par de récents travaux [12]. L’aménagement du
territoire n’est donc pas une politique abstraite déclinée sur le « terrain », mais un entrelacs d’institutions, de savoirs et de pratiques que l’historien doit appréhender en construisant un corpus attentif aux échelles spatiales et aux groupes sociaux : hommes politiques, hauts fonctionnaires, entrepreneurs, ingénieurs, architectes, urbanistes, mais aussi usagers et citoyens « aménagés ».
La pratique de cette histoire ne va donc pas de soi, sauf à adopter sans discussion les découpages et les catégories mentales prégnantes. Les actes récemment publiés d’un colloque rassemblant historiens, praticiens et témoins montrent que la déconstruction d’un objet naturalisé par ses acteurs n’est pas simple [13]. Cette difficulté, assez ordinaire pour l’historien du contemporain, se conjugue avec la recherche d’un positionnement dans un champ interdisciplinaire. La diversité des cursus des auteurs du présent dossier indique que ce pluralisme est déjà à l’œuvre dans les travaux historiques engagés. Il convient cependant d’observer la manière dont l’histoire contemporaine se saisit d’un objet qui constitue une pratique déjà opérationnelle pour d’autres sciences sociales comme l’économie, la géographie, la sociologie, la démographie, l’urbanisme. L’aménagement s’enseigne dans des manuels qui sont des sources pour l’historien [14]. Les enjeux liés au croisement des disciplines spatiales et de l’histoire ne sont pas les mêmes selon les périodes considérées. Pour les historiens modernistes, il s’agit par exemple de tester la validité des hypothèses et des outils de l’aménagement pour expliquer l’évolution des systèmes urbains [15]. La réflexion commune porte alors sur la production des sources mobilisées : la naissance des enquêtes routières, des statistiques, bref de la « mesure de l’État » selon l’heureuse expression d’Éric Brian [16]. Au 20e siècle, la perspective est différente : une imposante production théorique est contemporaine des expériences d’aménagement et d’urbanisme, par exemple dans les « villes nouvelles [17] ». À l’instar de l’histoire urbaine, une histoire contemporaine de l’aménagement du
territoire est une réflexion sur la constitution de savoirs et des pratiques, telle qu’elle pourrait se pratiquer dans une histoire de la prospective territoriale et de ses modèles [18].
Cette remarque attire l’attention sur l’évidence trompeuse du mot «
territoire », qui s’inscrit aujourd’hui dans le même champ lexical que « gouvernance » ou « proximité ». L’histoire de l’aménagement doit-elle opposer une histoire vue « d’en haut », celle des « grands hommes », des administrations centrales ou de la DATAR, à une histoire plus « décentralisée », celle d’une France « d’en bas » ? Haut, bas : la distinction est fragile. L’ouverture de chantiers « locaux » apporte de précieuses indications sur les agencements des espaces et des acteurs. Mais on peut aussi aller vers des « centres de calcul » – bureau d’études, administrations – dont l’action embrasse une multitude de territoires. La question aujourd’hui n’est peut-être pas tant l’usage que l’usure de « l’échelle » comme cadre conceptuel permettant de décrire a priori les lieux, géographiques et archivistiques, de la recherche [19].
L’article que Frédéric Saunier consacre à l’aménagement de la vallée de la Seine illustre toute la complexité de ces questions. L’auteur insiste sur l’invention documentaire comme première épreuve, théorique et pratique : le
territoire de l’historien est d’abord l’espace de l’archive, selon l’expression de Michel de Certeau, et celui-ci réfère à une pluralité de territoires, compris dans le sens commun. Le récit doit négocier les interactions parfois chaotiques entre des espaces – le fleuve, la vallée, le quartier – et des instances de décision et de régulation. Ainsi les compagnies pétrolières et les autorités portuaires apparaissent-elles comme les acteurs puissants et discrets du fleuve, tandis que la guerre fait rage entre collectivités et missions d’aménagement. La mutation des territoires n’aurait-elle qu’un lointain rapport avec l’agitation des acteurs qui, hier comme aujourd’hui, se mettent en avant dans l’histoire de l’aménagement ?
◦ La fabrique du
territoire : lieux, objets, images
Comme le suggère Laurent Duclos, il convient de développer « une approche en compréhension du
territoire, qui pourra être opposée aux approches en extension […] ». Cette approche en compréhension s’intéresse moins à la généalogie de l’aménagement qu’aux formes d’intervention et de territorialisation de l’État, à son « ingénierie du
territoire » qui produit un intense travail de normalisation de l’espace [20]. En paraphrasant Bruno Latour, il s’agit ici de s’intéresser à l’aménagement en action : les organismes créés après la deuxième guerre mondiale – missions d’aménagement, filiales de la Caisse des Dépôts, administrations de mission – constituent de formidables laboratoires pour cette histoire attentive aux représentations et aux pratiques de l’espace des acteurs. L’histoire interne de l’aménagement s’efface au profit de la résonance dans ce champ de phénomènes plus globaux, par exemple la mise en place d’administrations de mission dans l’ensemble de l’appareil d’État. Si la DATAR, sur laquelle la science administrative se penche depuis sa création, constitue l’un des fleurons de ce mode d’organisation, dans sa version interministérielle, elle n’en détient pas le monopole [21].
L’action de François Parfait entre SCIC et SCET et la politique routière du district qu’étudie Mathieu Flonneau montrent l’importance des questions techniques en matière d’aménagement. Celles-ci revêtent une importance particulière dans une France des années 1960 dont les élites sont particulièrement technophiles [22]. La haute fonction publique dans son ensemble, à l’exception peut-être des fonctionnaires des Finances, n’a-t-elle pas embarqué dans l’aérotrain de Jean Bertin, dont le viaduc en béton limite les emprises de la haute technologie sur la terre de France (cf. illustration) ? Les publicités invitant les Français au débat Pasqua de 1993 allieront à nouveau les systèmes techniques – un train à grande vitesse – au pittoresque rural [23]. L’image est une source importante de l’histoire de l’aménagement : la carte, la photographie aérienne, le plan contribuent à une culture visuelle du
territoire qui circule entre professionnels et citoyens [24]. La mission photographique de la DATAR des années 1980, par exemple, ne peut pas être considérée comme une illustration de la politique d’aménagement du
territoire menée depuis les années 1960, mais un point d’entrée possible dans l’analyse de cette politique.
En reprenant le vocabulaire des professionnels de l’aménagement, friands des mots et des techniques de l’art de la guerre, cette enquête photographique décrit une sorte de « paysage après la bataille », déserté par les Français. La beauté triste des images s’accorde mal avec les discours volontaristes et les magnifiques cartes en couleur d’une France rationnellement aménagée. Des espaces comme la zone industrielle et portuaire de Fos, photographiée pour la DATAR par Lewis Baltz, ou les « cadavres » calcinés des prototypes de Jean Bertin, constituent les traces d’un imaginaire et de pratiques de l’aménagement. Les récits qui actualisent le mythe de l’aménagement font du
territoire un palimpseste sur lequel chaque génération de fonctionnaires vient inscrire une liste de plans d’action. Le récit de l’historien doit, lui, restaurer l’étrangeté des villes et des territoires rêvés dans les années 1960 et 1970.
L’aérotrain 180 haute vitesse, équipé d’un réacteur de Caravelle : un essai sur la voie de Chevilly (1973-1974)IMGIMGL’aérotrain 180 haute vitesse, équipé d’un réacteu...IMGIMF
Photo d’archives des Amis de l’Ingénieur Jean Bertin
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NOTES
[1] Olivier Guichard, Aménager la France, Laffont, 1965.
[2] Cf. par exemple Pierre Deyon et Armand Frémont, La France et l’aménagement de son
territoire (1945-2015), Paris, Éditions locales de France, 2000.
[3] Jean-Paul Lacaze, L’aménagement du
territoire : un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir, Paris, Flammarion, 1995.
[4] Bernard Paillard, La damnation de Fos, Paris, Le Seuil, 1981. Dans sa préface, Edgar Morin écrit : « Paillard a détecté la présence du mythe au cœur même de la pensée apparemment la plus réaliste, la plus objective, la pensée techno-bureaucratique qui a conçu, animé, réalisé le grandiose projet fosséen. Il a détecté les mythes intérieurs cachés sous les chiffres et les statistiques. Il a vu que la pensée techno-bureaucratique n’est pas seulement “abstraite”, ce qui est reconnu depuis longtemps et de plus en plus, mais qu’elle porte en elle sa mythologie faustienne. »
[5] Marc Desportes et Antoine Picon, De l’espace au
territoire, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 1997.
[6] Cf. les travaux de Danièle Nordman sur la frontière et son lexique (Frontières de France, Paris, Gallimard, 1998), les nombreux articles consacrés à ce sujet dans Les Lieux de mémoire, dirigé par Pierre Nora, ainsi que l’article «
Territoire » de Marie-Vic Ozouf-Marignier, in le Dictionnaire critique de la République, Vincent Duclert et Christophe Prochasson (dir.), Paris, Flammarion, 2002.
[7] Marcel Roncayolo, « L’aménagement du
territoire (18e-20e siècle) » in André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France. L’espace français, Paris, Le Seuil, 2000, 1re édition, Paris, Le Seuil, 1989.
[8] « Villes en crise ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 64, octobre-décembre 1999.
[9] Danièle Voldman, La reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique, Paris, L’Harmattan, 1997.
[10] Cf. les commentaires de l’intéressé sur Paul Delouvrier et Olivier Guichard in Danièle Voldman (dir.), Région parisienne, approches d’une notion (1860-1980), Paris, Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, CNRS, 1989.
[11]Laurent Duclos, « Les approches du
territoire », Document d’étude, séminaire du service des Affaires sociales, Commissariat général du Plan, mars 2002, 24 p.
[12] Marc-Olivier Baruch et Vincent Duclert (dir.), Serviteurs de l’État, Paris, La Découverte, 2000.
[13] Patrice Caro, Olivier Dard et Jean-Claude Daumas (dir.), La politique d’aménagement du
territoire. Racines, logiques et résultats, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002.
[14] Pierre Merlin, L’Aménagement du
territoire, Paris, Presses Universitaires de France, 2002.
[15] Bernard Lepetit, Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, 1988.
[16] Éric Brian, La mesure de l’État : administrateurs et géomètres au 18e siècle, Paris, Albin Michel, 1994.
[17]Cf. l’enquête en cours d’histoire et d’évaluation des villes nouvelles, en particulier le dossier « mémoire des villes nouvelles » in Ethnologie française, 1, 2003. On se reportera au site www. villes-nouvelles. equipement. gouv. fr pour une vue de ce programme.
[18] Bernard Lepetit et Christian Topalov, La ville des sciences sociales, Paris, Belin, 2001. Cf. par exemple les travaux de F. Bardet sur l’engagement des statisticiens d’État dans les études urbaines. « La statistique au miroir de la région. Éléments pour une sociologie historique des institutions régionales du chiffre en France depuis 1940 », thèse de science politique sous la direction de Michel Offerlé, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2000.
[19] Bernard Lepetit, « Architecture, géographie, histoire : usages de l’échelle », Genèses, 13, automne 1993, p. 118-138.
[20] Laurent Duclos, « Les approches du
territoire », art. cité, p. 4.
[21] Cf. les premiers travaux de Bernard Pouyet, La DATAR (contribution à l’étude des organismes de coordination interministérielle), Cahiers de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble, Paris, Éditions Cujas, 1968.
[22] Cf. Gabrielle Hecht, The radiance of France. Nuclear power and national identity after World War II, Cambridge, The MIT Press, 1997.
[23] Quelle France dans 20 ans ?, Paris, DATAR, 1993.
[24] Bernard Debardieux, Martin Vanier, Ces territorialités qui se dessinent, Paris, Éditions de l’Aube, 2002.
[*] Vincent Guigueno est enseignant chercheur à l’École nationale des Ponts et Chaussées (laboratoire Techniques, Territoires, Sociétés). Il est l’auteur d’Au service des phares. La signalisation maritime en France (19e-20e siècles), PUR, 2001.