La géographie culturelle selon Dominique Crozat et Jean-Paul Volle (Montpellier III)
Longtemps « géographie des faits culturels », la géographie culturelle est devenue aujourd'hui « exploration géographique de la différence et du changement culturel » (Don Mitchell). Parler de géographie « culturelle » a longtemps surpris tant la géographie - discipline concrète et analysant les faits matériels - paraissait distante de la culture, du domaine de l'esprit. En France, le débat scientifique qui a agité la géographie jusqu'au début des années 1980 entre tenants de l'analyse spatiale et héritiers de Vidal de la Blache a assuré le succès de francs-tireurs inspirés par la phénoménologie ou la sociologie structuraliste et permis l'essor d'une géographie culturelle qui prend place au sein des sciences sociales.
Des origines ambiguës
La géographie culturelle trouve ses fondements dans l'école de pensée allemande qui s'inscrit dans la lignée de Kant. Elle mêle paradoxalement esprit humaniste et philosophie naturaliste. L'école du Landschaft (1880-1920) a développé la notion de Kultur, qui nourrit le rêve historique de la nation unitaire, pour la combiner à l'idée de nature, de paysage, de milieu. Sur ces bases, Friedrich Ratzel (1844-1904) fondera une géopolitique, conçue comme une écologie humaine, affirmant le rôle de l'État national, la place de la nature pour expliquer les sociétés (déterminisme), mais surtout celle de la culture pour justifier des conquêtes et affirmer le pouvoir d'État (cadre idéologique). Développée pour justifier les nationalismes et la colonisation, cette géographie humaine à fondement culturaliste, conservatrice et fondamentalement raciste sera rejetée par beaucoup pour avoir alimenté les idéologies d'extrême droite. Mais cette conception se perpétue chez Samuel Huntington parlant du « choc des civilisations ».
À la suite de Paul Vidal de La Blache (1845-1918) fondateur de la géographie régionale, l'École française de géographie s'interroge sur les différences et la diversité des territoires, sur l'histoire et les permanences, sur les genres de vie qui traduisent les adaptations de l'homme au milieu. Premiers pas vers une géographie sensible aux lieux, aux milieux, et aux pratiques sociales. Cette géographie centrée sur les héritages historiques (Braudel servira plus tard de référence) et les déterminants culturels des structures régionales va fortement influencer l'école de Berkeley (milieu des années 1920), notamment Carl O. Sauer (1889-1975), fondateur de la géographie culturelle américaine. Cette dernière, plus tournée vers l'analyse des paysages et des milieux comme expression de la culture, ouvre la voie à l'écologie culturelle qui interroge les écosystèmes selon une conception évolutionniste.
Jean Bruhnes, André Siegfried, Pierre Deffontaines, Albert Demangeon, Jules Sion, Maximilien Sorre prolongent l'œuvre de Vidal et vont donner ses lettres de noblesse à la géographie humaine française tout au long de la première moitié du XXe siècle. D'autres, comme Pierre Gourou et les tropicalistes, vont défricher la géographie des aires culturelles et des civilisations à partir de l'analyse des organisations et traditions sociales, des systèmes économiques et politiques dominants. Par ailleurs, les travaux du sociologue allemand Georg Simmel, au début du XXe siècle, et des sociologues de l'école de Chicago (1920-1930), attentifs aux problèmes des métropoles urbaines naissantes, auront une influence, mais, en France, avec un grand décalage dans le temps.
Le renouveau : des géographies culturelles
En réaction aux certitudes des approches néo-positivistes et de la géographie quantitative, la géographie culturelle connaît en France, vers le milieu des années 1970, un renouveau qui passe d'abord par celui de la géopolitique, avec le pamphlet d'Yves Lacoste (La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, 1976) et la revue Hérodote. Il faudra du temps pour que les analyses et les méthodologies s'affinent.
Autour de Paul Claval et de la revue Géographie et Culture (créée en 1992), des géographes post-vidaliens reprennent les méthodes et les objets des travaux de l'ethnologie culturaliste des années 1930, à la recherche de territoires identitaires, de lieux et d'actes symboliques, d'espaces vécus au quotidien, de paysages et de patrimoines. On parle alors d'ethnogéographie. Seul ou presque, Paul Claval s'intéresse à ce qui se passe dans le monde anglo-saxon et joue un rôle de passeur épistémologique, en particulier avec la géographie humaniste. Cette dernière connaît quelques belles réussites individuelles en France (Augustin Berque, Écoumène : introduction à l'étude des milieux humains, 2000) mais elle est surtout représentée par des auteurs anglo-saxons (David Ley, Anne Buttimer, Yi Fu Tuan...) et Luc Bureau au Québec (La Terre et moi, 1991).
Dans sa composante humaniste, la géographie culturelle insiste sur la variété et la spécificité des lieux, sur les rapports d'appartenance et d'appropriation, sur les ancrages de proximité et d'expériences partagées qui les rendent uniques et riches de sens culturels. Le « vivre ensemble » configure l'épaisseur temporelle et spatiale des lieux, face à l'uniformisation culturelle induite par la globalisation (« American way of life », « Macdonalisation du monde », expression lancée par le géographe humaniste canadien Edward Relph, dans Place and Placelessness, 1976). Cette géographie propose des avancées méthodologiques à partir des concepts de la phénoménologie développés par Edmund Husserl, Martin Heidegger, Maurice Merleau-Ponty, concepts que Guy Di Méo utilise (L'Homme, la Société, l'Espace, 1991) pour définir les caractères de l'espace, poser une théorie du social et du spatial au travers du territoire-enjeu. Armand Frémont, analysant les attaches du vécu, s'inscrit également dans cette géographie culturelle (La Région, espace vécu, 1976).
Dans sa version radicale - surtout revendiquée ainsi dans le monde anglo-saxon -, la géographie culturelle se refuse à séparer le social et le culturel : la culture est au cœur des processus de structuration des sociétés et non plus évoquée comme variable secondaire. Elle est certes discours, mais aussi un enjeu politique. Cela amène à proposer une économie politique de la culture et Don Mitchell ouvre son manuel, Cultural Geography. A Critical Introduction (2000), par une réflexion sur les culture wars, « guerres culturelles » qui expriment et génèrent conflits politiques, économiques et sociaux au sein d'une même société. Reprenant les conclusions de Michel Foucault et Pierre Bourdieu sur la fragmentation sociale, cette géographie multiplie les regards sur les phénomènes transversaux des sociétés (relations de pouvoir, de domination...) pour mieux saisir les modes de production et de structuration des lieux et des espaces. Les lieux deviennent contextes construits dans les rapports entre des cultures différenciées.
L'idée que l'espace est un produit social et culturel, théâtre de la standardisation mondiale et soumis à un accroissement des mobilités, rapproche finalement les deux géographies culturelles, l'humaniste et la radicale. Les années 1990 ouvrent la voie à un courant postmoderne que l'on peut alors saisir moins comme une rupture que comme un prolongement des évolutions engagées.
Vers le tout culturel ? La New Cultural Geography
Ce sont encore les géographes anglo-saxons qui reprennent et amplifient les critiques de l'école de Berkeley et des quantitativistes. Ils reformulent les approches de la culture comme fondement des sociétés, questionnent le rôle des représentations comme source méthodologique. Liée aux pratiques de vie de la sphère citoyenne, imbriquée dans des réseaux de significations et de pouvoirs, la culture devient événement. Dotée de capacités dynamiques et interactives, elle permet la compréhension des relations de domination, d'opposition, d'appropriation et de ré-appropriation qui caractérisent les strates culturelles des sociétés urbaines contemporaines (cultures, sous-cultures...). La culture est donc une catégorie d'analyse pertinente et rigoureuse au travers de laquelle se constituent et viennent en débat des changements socio-économiques plus vastes.
Depuis le milieu des années 1980, des géographes comme Peter Jackson, Edward Soja ou David Harvey ont largement lancé le débat autour de la géographie contemporaine à partir de trois grandes questions. La première touche à la redéfinition du réel et à la position du signe comme référent de la représentation des choses. Elle affirme l'idée de complexité pour lutter contre l'approche naïve du réel. La deuxième réaffirme la place de l'espace dans la pensée sociale et son rôle dans la constitution des lieux : le passé, le présent, le futur opèrent dans des espaces en mouvement qui sont largement dépendants des données culturelles. La troisième porte sur la redécouverte du sujet, de l'individu, du sensuel, du corps comme part essentielle de l'expérience sociale, politique, historique et géographique. Faisant suite aux travaux de Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze et Félix Guattari, l'économie du désir devient centre d'intérêt de la lutte sociopolitique et du changement culturel. Ainsi se dessine une géographie culturelle postmoderne, imagée et sensorielle (Paul Rodaway, Sensuous Geographies, 1994)
Plusieurs axes de recherche fortement liés entre eux émergent donc de ces nouvelles problématiques. La relecture du paysage vise ainsi à montrer que celui-ci est une image culturelle, une grammaire de l'interprétation des sociétés qui le pratiquent. Le concept de représentation est revisité et retravaillé par Bernard Debarbieux (« Les Problématiques de l'image et de la représentation en géographie », in A. Bailly dir., Les Concepts de la géographie humaine, 1998) ou Judith Butler (Excitable Speech : a Politics of the Performative, 1997) dans le sens d'une recherche d'effets sur la structuration des groupes territorialisés. Les discours sont au cœur de la production des lieux. La question de l'identité, sous toutes ses formes, est renouvelée à partir d'une interrogation sur la symbolique, sur l'iconographie, sur la langue, les coutumes, la fête, la culture populaire dont les géographes se saisissent, telles Martine Geronimi (Québec et la Nouvelle-Orléans. Paysages imaginaires français en Amérique du Nord, 2003) ou Béatrice Collignon (Les Inuit, ce qu'ils savent du territoire, 1995). De là découle un questionnement sur l'autre, sur les minorités culturelles et sociales, sur l'interculturalité et la construction des identités. Ces approches conduisent à de nouvelles interprétations de l'économie - la place du discursif et du contextuel y devient essentielle (S. Lash et J. Urry, Economies of Signs and Space, 1994) -, de la ville et de l'urbanité - pour tenter d'appréhender l'impact de la diversité des trajectoires des individus sur l'aménagement des villes. La nature (quel rôle joue l'idéologie dans sa mise en valeur, dans l'évocation et la construction des risques ?) et le social (les imbrications de l'individuel et du collectif, la construction des utopies) sont également requestionnés.
Dynamique, cette géographie culturelle renouvelle les approches et les méthodes de la discipline mais suscite la crainte de tout ramener à des questions de culture et de se limiter aux approches discursives en oubliant les autres dimensions du social. Elle permet cependant d'enrichir les analyses géographiques, d'élargir les thématiques et les perspectives méthodologiques, et de mettre en valeur les effets de la spatialité dans des domaines jusque-là abandonnés à d'autres disciplines.
Écrit par Dominique CROZAT
Écrit par Jean-Paul VOLLE
Bibliographie
A. BUTTIMER, The Practice of Geography, Longman, Londres et New York, 1983
C. CHIVALLON, P. RAGOUET & M. SAMERS dir., Discours scientifiques et contextes culturels : géographies britanniques et françaises à l'épreuve post-moderne, Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine, Bordeaux, 1999
P. CLAVAL, La Géographie culturelle, Nathan, Paris, 2002 (1re éd. 1995)
M. CRANG, Cultural Geography, Routledge, Londres, 1998
source : Encycloaedia Universalis