Carnet de voyage et réflexions géographiques : du Valais au Val d'Aoste
À travers ces quelques photographies nous pouvons nous interroger sur ce que sont une montagne et une vallée d’un point de vue géographique. Nous partons du fait que la photographie nous apprend davantage que ce qu’elle prétend montrer.
Donc qu’est ce qu’une montagne ?1/ Une réserve d’espace, une périphérie par rapport à un centre, pouvant accueillir des cultures spécifiques. C’est ainsi que l’on trouve par exemple des cultures de menthe poivrée juste au dessus d’Orsières dans le Valais alors que plus bas domine le vignoble du Valais (Dole ; Malvoisie). Menthe poivrée qui est justement l’un des 13 composants du fameux bonbon Suisse Ricola, maison fondée à Laufon près de Bâle en 1924 par Emil Richterich et qui deviendra officiellement en 1930 la Richterich and CO Laufon (RICOLA). Société liée par contrat à plus de 200 agriculteurs de Montagne pour faire venir sa matière première de ces montagnes Suisse (et notamment ici du Valais).
2/ Un espace terrestre soumis à un «climat spécifique» : plus forte nébulosité, plus forte nivosité, pluies orographiques… Comment l’éprouver ? En commençant une randonnée dans le brouillard et le vent au sommet du Grand-Saint-Bernard à 8h30 à 2473 mètres, et en la terminant sous un franc soleil à 16h00 à Aoste à 578 mètres.
Néanmoins l’ensoleillement du versant italien permet le maintien de quelques vignobles dont le maintien de l’Enoteca, la plus haute d’Europe, sur la route du Grand-Saint-Bernard versant italien.
3/ Un espace réserve et ressource en eau pour les espaces plus en aval, d’où ce
barrage réservoir et hydroélectrique du lac des Toules, aménagé par les hommes dans les années 60 et aujourd’hui soumis à des travaux de confortement. La Suisse produit ainsi environ 60% de son électricité grâce aux ressources hydroélectriques… Alors que la France a misé sur le nucléaire (près de 80% de sa production électrique).
4/ Les Montagnes peuvent aussi être dans certains cas
des barrières plus ou moins illusoires et servir de refuge … N’est-ce pas le cas de l’homme de lettre
Xavier de Maistre, frère du philosophe joseph de Maistre, famille, originaire de Chambéry, et
farouchement contre révolutionnaire. Réfugié, entre 1793 (la terreur) et 1799 (l’arrivée de Bonaparte) Xavier de Maistre est l’auteur du «
Lépreux d’Aoste» (un lépreux enfermé dans une tour à Aoste ne pouvant s’y échapper que par la vue des montagnes aux alentours). Xavier de Maistre, refusant tout autant Bonaparte et l’Empire que les révolutionnaires et la République, devant l’avancée imminente des armées napoléoniennes, s’engagea dans l’armée russe du général Souvorov venu combattre, en vain, les tentatives françaises d’envahir l’Italie du Nord. Le Val d’Aoste fut d’ailleurs intégré dans le 1° Empire et fit partie «des (éphémères) 130 départements». Suivant Souvorov, Xavier de Maistre partit d’ailleurs en Russie et mourut à Saint-Pétersbourg en 1852.
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Mais aucune montagne ne fonctionne totalement comme une barrière infranchissable et encore moins les Alpes qu’une autre…
Les Alpes sont ainsi parcourues de vallées qui se succèdent.
Les vallées pouvant ainsi apparaître :
1/ Comme des axes majeurs du réseau de transports (et de communication) : le réseau routier intensément aménagé depuis les années 60/70, est protégé de la neige par cette route couverte, le plus souvent sur pilotis, et comme encastrée à flanc de montagne. La route digne de ce nom, sur le versant suisse, fut achevée en 1896, puis en 1905 sur le versant italien. Le tunnel du Grand-Saint-Bernard, long de 5.8 km, date de 1964 (celui du Mont-Blanc en 1965) et a enregistré en juin 2010 son 25 millionième passager (soit plus de 500 000 véhicules par an). Un axe majeur de traversée des Alpes.
2/ Mais aussi comme l’axe
d’autres réseaux tout aussi fondamentaux. Le long du chemin pédestre qui suit la vallée sur le versant italien, à partir d’Etroubles,
l’on peut observer une large rigole, tantôt ouverte, mais aussi parfois souterraine dans des canalisations, et
qui finit par acheminer l’eau dans une conduite forcée jusqu’à Aoste (35 000 habitants).
Mais si l’on peut établir que les réseaux induisent les flux, l’on peut tout autant renverser la problématique et établir, notamment dans le cas
présent que les flux précédent les réseaux : le col du Mont-Joux qui relie le Valais au val d’Aoste a toujours été un axe de transit pour les hommes et les marchandises. Un système de colportage (bien sûr rémunéré) a semble t-il été très tôt établi grâce aux habitants des petits villages qui ponctuent ces deux vallées (Orsières, Liddes, Bourg Saint-Pierre dans le Valais ; Gignod, Etroubles, Saint Oyen, Saint-Rhémi-en-Bosses dans le Val d’Aoste). Ainsi, ces hautes vallées sont devenues au
cours de l’Histoire des axes de peuplement.
La difficulté principale entre
Saint-Rhémi-en-Bosses à environ 1600 mètres (dernier village sur le versant italien) et
Bourg-Saint-Pierre à 1600 mètres également (comme s'il existait une certaine symétrie dans l’organisation humaine entre ces deux vallées) (dernier village sur le versant suisse), consiste à franchir le col dénommé à l’époque le Mont-Joux, dans des conditions climatiques, nous l’avons vus, parfois pénibles.
Vers 1050
Bernard de Menthon (petit village à côté d’Annecy) y établit alors
un refuge à destination des voyageurs et marchands, refuge à l’origine de
l’hospice (ospizio) du Grand-Saint-Bernard. Le col ne sera bientôt plus dénommé que sous le nom de l’hospice : «
le Grand-Saint-Bernard » et l’appellation du Mont-Joux tomba en désuétude. La communauté des chanoines du Grand-Saint-Bernard, dont le règlement originel établit la gratuité du refuge, s’enrichit d’ailleurs des dons des seigneurs et souverains qui passèrent par ce col.
L’utilisation d’une race canine très robuste et adaptée à la rigueur de l'hiver, mais provenant d’une tout autre région (haute Assyrie) est attestée à partir du milieu du XVII° siècle (mais pas avant), pour secourir les voyageurs en perdition…
L’appellation du chien «Saint-Bernard» (en fait croisé au XIXème siècle avec des Terre-Neuve pour éviter des problèmes de consanguinité) se mit en place. Aujourd’hui et depuis l’utilisation systématique des hélicoptères, ces chiens de secours ne sont plus utilisés. Le chenil (géré par une association) du Grand-Saint-Bernard en garde une vingtaine pour préserver l’image… Et à destination des touristes qui montent, aujourd’hui, en masse, au col.
Ainsi à travers cet exemple entre le Valais et le Val d’Aoste, cette partie des Alpes semble toujours avoir un axe de passage constituant ainsi une montagne ouverte au cœur de l’Europe occidentale…
Axe de passage pour les hommes et les marchandises mais aussi pour les armées de conquête comme en témoignent un peu partout ces plaques ou images qui renvoient au passage du col en mai 1800 par Bonaparte et son armée - même si ce fut l’armée romaine qui passa pour la première fois le col pour conquérir le Valais et aller fonder Martigny.
La Montagne alpine ne constituant en rien une barrière, juste un passage obligé, reliant des espaces plus ou moins éloignés de part et d’autre et ouvrant ainsi
sur une certaine unité culturelle et politique transalpine.Ainsi c’est bien
le duché de Savoie qui règne sur cet espace montagnard : Bernard de Menthon est originaire des environs d’Annecy, La famille de Maistre (dont Xavier refugié à Aoste sous la Révolution) sera originaire de
Chambéry, la famille de
Challant à laquelle font encore référence certaines plaques historiques de la ville d’
Aoste, fut anoblie, dans son pouvoir seigneurial,
par les ducs de Savoie.
L’on comprend donc, par l’Histoire, l’influence linguistique du français dans cette région du val d’Aoste,
puisque les noms des lieux, des rues et de nombreuses plaques historiques, sont systématiquement rédigés en français comme cette
ruelle Trottechien dans un petit village du val D’Aoste par exemple.
L’unité italienne au cours du XIX° siècle, achevée en 1870 par la disparition des États de l’Église,
entraîna la récupération de cette région dans le giron italien, alors que la Savoie et le Comté de Nice basculèrent définitivement du côté français (en 1860). C’est pourquoi trône majestueusement dans le principal jardin de la ville
la statue de Victor Emmanuel II, roi d’Italie depuis 1861, représenté ici en costume de chasseur, puisqu’il venait souvent dans ces montagnes du Val d’Aoste pour chasser.
Mais l’influence de la langue française y fut maintenue grâce à
l’influence du médecin humaniste Laurent Cerise, descendant d’une famille française du Val d’Aoste, lui-même né à Aoste au début du XIX° siècle, étudiant en Médecine à Turin et praticien à Paris, dont la statue trône dans l’un des jardins principaux de la ville. Il est vrai qu’à l’époque la bourgeoisie du Val d’Aoste s’exprime en français.
En 1948 la République Italienne moderne, qui commença à reconnaître le fait régional (les 20 régions italiennes datent de 1971), dota cette région d’un
statut spécial d’autonomie comme le Trentin-Haut-Adige ; le Frioul-Vénétie, la Sardaigne et la Sicile.
Aujourd’hui «Le récent sondage de la Fondation Émile-Chanoux montre que le français n'est la langue maternelle que de 1,29 % des Valdôtains»,
corroboré par notre expérience sur place, le double parler français-italien, semble avoir sérieusement régressé et la langue italienne domine nettement dans la pratique quotidienne. Or une langue qui n’est plus pratiquée se perd…
En revanche la collaboration avec le très proche voisin français, sans doute dans le cadre de l’Union Européenne, continue de se renforcer, comme en témoigne
la coopération policière dans les rues d’Aoste où l’on distingue policier italien et policier français.Mais le Val d’Aoste ne témoigne pas seulement d’une unité régionale, situé au cœur des Alpes occidentales,
le col du Grand-Saint-Bernard, si l’on change d’échelle est aussi au cœur de l’Europe occidentale comme en témoigne la carte qui présente en même temps les possessions, par donation, de la communauté des chanoines du Grand-Saint-Bernard.
Mais s’il y a bien un personnage qui incarne par son existence cette unité chrétienne occidentale c’est bien
Saint-Anselme au XIème siècle. Né et élevé à Aoste, Anselme est
l’un des célèbres théologiens du Moyen Âge, enseignant à la puissante abbaye du Bec-Hellouin en Normandie, puis
évêque de Canterbury en Grande-Bretagne, il est resté célèbre pour son raisonnement philosophique cherchant à prouver, par la raison, l’existence de Dieu (preuve ontologique de l’existence de Dieu) - Raisonnement critiqué par Saint Thomas D’Aquin au XIII° siècle.
Encore aujourd’hui
la via Francigena de Canterbury à Rome, à l’image de la voie de Saint-Jacques-de-Compostelle en France et dans les Pyrénées, est empruntée par de nombreux pèlerins européens qui séjournent, sur leur longue route, une nuit à l’hospice du Grand-Saint-Bernard où l’on entend donc parler italien anglais, allemand, français… Le Christianisme, qu’on le veuille ou non, est à la base de l’unité européenne.
Dans le cadre d’un christianisme qui se définit comme universel il est intéressant de souligner la tentative de la communauté des chanoines du Grand-Saint-Bernard
de s’implanter au Tibet au col de Latsa à 3800 mètres entre les vallées de Salouen et du Mékong. Cette implantation commencée en 1935, et qui se voulait une filiale de la maison mère, se heurta à l’hostilité des lamas et compta même un martyr de la cause incarné par la figure du bienheureux
Maurice Tornay, assassiné en août 1949. En 1952, la communauté des chanoines originaire du Grand-Saint-Bernard fut forcée de quitter les lieux sous l’impulsion du pouvoir communiste chinois.